Bénéficiaires effectifs et accès aux informations par le grand public : invalidation du dispositif

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Ce qu'il faut retenir

Le 22 novembre 2022, la Cour de Justice de l’Union européenne [1] invalidait le dispositif permettant au grand public d’avoir un accès illimité aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées en Europe.

Pour approfondir

Les faits à l’origine du litige

Dans l’objectif de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, la Directive du 20 mai 2015 [2], modifiée par celle du 30 mai 2018 [3], impose aux Etats membres de tenir un registre contenant des informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire.

Le bénéficiaire effectif est une personne physique qui détient directement ou indirectement plus de 25 % du capital ou des droits de vote d’une société, ou qui exerce par tout autre moyen un pouvoir de contrôle sur la société [4].

L’article 30 de la Directive de 2015 imposait aux Etats de donner accès au grand public « au moins, au nom, au mois et à l’année de naissance, au pays de résidence et à la nationalité du bénéficiaire effectif ainsi qu’à la nature et à l’étendue des intérêts effectifs détenus ». Les Etats pouvaient décider d’aller plus loin en donnant accès à d’autres « informations supplémentaires permettant l’identification du bénéficiaire effectif ».

Par ordonnance du 1erdécembre 2016 [5], la France a créé le registre des bénéficiaires effectifs et celui-ci contient des informations personnelles d’identification. Depuis avril 2021 [6], certaines informations relatives à ce registre sont librement accessibles via le site internet « DATA INPI » (identité, date de naissance, pays de résidence, nationalité) sans besoin de démontrer un « intérêt légitime ». Une loi de 2019 permettait également, au Luxembourg, de rendre certaines informations accessibles au grand public.

Des bénéficiaires effectifs de sociétés luxembourgeoises ont introduit plusieurs instances devant le Tribunal luxembourgeois, dans l’objectif de demander la limitation de l’accès du grand public aux informations les concernant. Le Tribunal a donc posé à la Cour de Justice de l’Union Européenne plusieurs questions préjudicielles sur la validité et l’interprétation de certaines dispositions de la Directive à l’aune des droits fondamentaux au respect de la vie privée et familiale et à la protection des données à caractère personnel [7].

Décision de la Cour

Le 22 novembre 2022, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) précise que le respect de la vie privée et familiale ainsi que la protection des données à caractère personnel s’opposent aux dispositions de la Directive qui imposent aux Etats de veiller à ce que des informations sur les bénéficiaires effectifs soient accessibles sans restriction au grand public.

Le CJUE estime que cette ingérence est qualifiée de grave dès lors que les données en question :

Une fois identifiée comme une atteinte, la Cour vérifie si celle-ci est justifiée notamment par l’intérêt général, si elle est apte à remplir l’objectif ainsi que si elle est nécessaire et proportionnée. Si elle estime que l’objectif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme peut être atteint par l’accès au grand public des informations, elle estime néanmoins la mesure comme disproportionnée et non nécessaire.

En effet, les personnes n’ayant plus à démontrer, depuis la Directive de 2018, un « intérêt légitime » pour avoir accès aux informations, l’accès au grand public va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif. La notion d’intérêt légitime avait été supprimée en raison de considérations pratiques mais la Cour estime que les problématiques rencontrées pouvaient être gérées avec une solution moins intrusive.

Par ailleurs, la Cour estime que les informations qui doivent être contenues dans le registre ne sont pas détaillées dès lors que l’article 30 ne comporte qu’une liste non exhaustive et que toutes les informations n’ont pas la nécessité d’être communiquées.

Enfin, la Cour ajoute que les dispositions facultatives qui permettent aux États membres, respectivement, de conditionner la mise à disposition des informations sur les bénéficiaires effectifs à une inscription en ligne et de prévoir, dans des circonstances exceptionnelles, des dérogations à l'accès du grand public à ces informations ne sont, par elles-mêmes, pas de nature à démontrer :

En réalité, l’intérêt général visant à lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme peut justifier une atteinte aux libertés individuelles, la Cour estime néanmoins que les modalités d’accès au grand public doivent être remises en cause. Pour l’heure les Etats ont pour la plupart fermé les accès au grand public et doivent déterminer avec plus de précisions les personnes qui pourront avoir accès à ces informations, en raison de leurs obligations en matière de conformité ou en raison de leur profession (ex : presse), voire en remettant le critère de l’« intérêt légitime », solution sous-entendue par la Cour.

[1] CJUE, 22 novembre 2022, aff. C-37/20 et C-601/20

[2] Directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme

[3] Directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE

[4] Article R.561-1 du code monétaire et financier

[5] Ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme

[6] Date d’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2020-115 du 12 février 2020 renforçant le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, transposant la Directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018

[7] Articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

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